Sorj Chalandon est journaliste et a travaillé des décennies durant aux journaux français Libération et Canard enchaîné. Au cours de sa carrière, il a reçu de nombreux prix : Albert Londres (1988), Médicis (2006), Grand Prix de l’Académie française (2011), Goncourt des Lycéens (2013) et son plus récent prix, le Goncourt 2021des lecteurs de 20 Minutes.
« Enfant de salaud » est l’histoire vécue de l’auteur qui tente de faire la lumière sur le passé extrêmement nébuleux de son père durant la Seconde Guerre mondiale, au moment où les Allemands occupent la France.
Ayant eu accès aux archives officielles, il découvre progressivement que son père a traversé la guerre en s’engageant dans cinq armées qu’il a toutes désertées. Il a servi l’ennemi de toutes les façons, mais s’est toujours ménagé des portes de sortie en s’assurant que les quelques gestes qu’il posait pour la France soient répertoriés quelque part, en cas d’enquête lorsque la guerre serait terminée.
Le chef de la Sûreté nationale de Lille qui a interrogé le père au lendemain de la guerre dit de lui : « Cet individu est un menteur, doué d’une imagination étonnante. Il doit être considéré comme très dangereux et traité comme tel. »
Entre les réflexions et les découvertes du fils sur le passé et la psychologie du père, le lecteur assiste en parallèle au procès de Klaus Barbie, ce psychopathe et grand criminel de guerre nazi qui est mort en prison en France en 1991. Des passages du livre glacent le sang, même si on sait un peu à quoi s’attendre quand il est question de nazis, de SS et des membres de la Gestapo.
Lorsque le survivant d’un camp de concentration, Isaac Lathermann, s’avance à la barre lors du procès de Barbie, il annonce que « [dans les camps], à hauteur d’homme, il n’y avait plus d’écorce aux arbres, tout avait été mangé. Plus d’herbe non plus. Mangée, elle aussi ».
Heureusement, le lecteur ne navigue pas en territoire aussi sombre tout au long du roman. Il découvre la résistante incroyable qu’est Lise Lesèvre qui, même torturée pendant des jours par Klaus Barbie, ne lâche pas une seule information. Un exemple phénoménal de courage, de détermination et de patriotisme.
« Enfant de salaud » est le voyage intérieur de l’auteur sur plusieurs décennies. Le fait que le livre porte sur une histoire vécue rend la lecture encore plus captivante.
Nous avons tous entendu parler du drame vécu par les habitants de Lac-Mégantic en 2013, alors qu’un train pétroliersans conducteur de la compagnie CP tirant des centaines de wagons de pétrole explosif, déraille en pleine nuit, explose et tue 47 habitants de la ville.
La bande dessinée (ou roman graphique pour certains) « Mégantic – Un train dans la nuit » vient compléter ce que l’on pensait connaître de cette histoire vécue, en exposant plusieurs informations capitales passées sous silence ou survolées trop rapidement par les médias.
L’autrice Anne-Marie Saint-Cerny a travaillé durant des années sur le dossier et, pour bien transmettre le contenu et les émotions en images, s’est assuré le concours de Christian Quesnel. Le résultat est extrêmement intéressant. La formule fonctionne : les dessins sont d’une grande précision, la mise en page laisse de l’espace pour la réflexion, les couleurs sont choisies judicieusement.
Dans l’explosion du train à Lac-Mégantic, il y a plusieurs facteurs en jeu, dont :
Des dirigeants de la compagnie CP qui font des choix catastrophiques.
Un désir de satisfaire, comme toujours, les exigences des actionnaires. On coupe le personnel et on s’auto-évalue quant à la sécurité.
Un seul chauffeur est autorisé pour un train transportant des centaines de citernes d’explosifs.
Les politiciens donnent leur accord avec les nouvelles coupes proposées par la compagnie.
On a affaire à de la pensée magique: en cas de pépin avec le chauffeur, le train s’arrête tout seul grâce à un mécanisme qui, pourtant, est toujours susceptible de faire défaut éventuellement.
Les rails ne sont pas ce qu’il y a de plus récent.
Le transportde la marchandise dangereuse est accordé à une compagnie à la réputation douteuse, la MMA.
Les citernesDOT-111 utilisées sont décriées comme étant trop fragiles pour les matières dangereuses et ciblées dans plus de 25 enquêtes.
Il y a également une entente pour trafiquer les bons de connaissement du pétrole. Au lieu d’indiquer comme il se doit le code PG1 (le plus dangereux, le plus explosif), on décide d’inscrire PG111 (pas dangereux).
La locomotive de tête est usée au maximum.
Le chauffeur signale un problème avec sa vieille locomotive. On lui dit de forcer la note, de continuer sa route.
À Lac-Mégantic, le train chauffe. On dit au chauffeur d’appliquer les freins, de laisser l’engin fonctionner, qu’il va refroidir. On autorise le chauffeur à quitter les lieux et aller se coucher. C’est une des répercussions d’autoriser un seul conducteur.
Dans la nuit, un feu est signalé sur la locomotive de tête, celle qui avait des problèmes. Le moteur est coupé par les pompiers. « En éteignant le moteur, la pression d’air dans les freins pneumatiques est relâchée. Éventuellement, le train commencera à se mettre en mouvement seul et descendre la pente vers Lac-Mégantic ».
Avec un seul chauffeur qui est forcément aller dormir huit heures, il y a maintenant 5 000 000 de litres d’explosifs en marche que personne n’arrêtera.
« Les pompiers croient combattre du pétrole peu inflammable. Ils ignorent que le CP et World Fuel ont falsifié les papiers, camouflant leur pétrole classé le plus explosif et dangereux ». Il y a 47 morts, dont plusieurs suicidés.
Maintenant qu’il y a eu une catastrophe, les personnes impliquées directement ou indirectement se renvoient la balle, comme c’est la coutume lors de tragédies. Le livre mentionne, au niveau politique, les noms de Denis Lebel, Lisa Raitt, John Baird et plus tard Marc Garneau. Au niveau des compagnies, l’autrice mentionne Hunter Harrison, PDG de CP, et Edward Burkhardt, PDG de MMA.
Les changements se produisent, mais pas ceux que l’on pense…
Naomi Klein analyse la « stratégie du choc » conçue par Milton Friedman. Dans l’étape 1, « on profite de ce que la population est encore étourdie : elle ne pourra s’opposer à ce que l’on veut lui imposer ». On change le zonage en vitesse pour inclure l’expropriationde maisons qui sont totalement en dehors de la zone touchée par la catastrophe. Il y en a qui s’intéressent aux terrains…
Dans l’étape 2 de la « stratégie du choc », on « prétexte une décontamination obligatoire pour faire table rase de l’Ancien Monde. Exclure la population du lieu du drame, pour qu’elle ne puisse s’y accrocher, pour qu’il n’y ait plus de retour possible ».
Enfin l’étape 3 : « Face à une population dont le choc a été exacerbé par la destruction de ses repères et habitudes, on peut lancer une reconstruction ou « réinvention » qui sera reçue avec une acceptation résignée ». On a le cas de gens vivant à Fatima, un secteur éloigné et épargné par la catastrophe : le propriétaire doit signer en vitesse son expropriation sinon il perd tout. Quand les proprios sont enfin tassés, c’est une pharmacie Jean Coutu qui vient s’installer sur les terrains libérés.
Côté légal, on arrête les petits joueurs et on limite l’enquête au maximum. Des prises de contrôle sont effectuées et les rendements aux actionnaires démultipliés.
Le livre fait étalage de certaines manœuvres politiques et entrepreneuriales visant à protéger les compagnies ferroviaires. Même à l’aube de 2022, soit huit ans plus tard, les rails passent toujours au centre-ville de Lac-Mégantic.
« MMA-Canada, essentiellement en faillite, n’a rien payé et n’a pas été poursuivie en justice ».
« Rien n’a changé dans les lois ferroviaires au Canada depuis la tragédie : les compagnies s’auto-réglementent, s’auto-surveillent et, en cas d’accident, s’auto-enquêtent. Ainsi, c’est le CP lui-même qui a enquêté sur la mort de trois de ses employés lors d’un accident survenu en février 2019 en Colombie-Britannique. L’enquêteur du CP, empêché d’enquêter, a dénoncé son employeur et réclamé une enquête indépendante de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et du Bureau de la Sécurité des transports du Canada (BST), une enquête immédiatement acceptée par l’enquêteur en chef responsable du cas au BST. Le jour même, cet enquêteur du BST a été démis de ses fonctions. L’enquêteur du CP a conclu sur un no-fault du CP ».
Pour avoir écrit ce livre sur l’affaire du Sofitel impliquant Dominique Strauss-Kahn(qui n’est jamais nommé explicitement dans le roman), Régis Jauffret et la maison d’édition du Seuil ont été poursuivis en diffamation et condamnés par un tribunal français. Ils sont allés en appel et ont de nouveau perdu. La Ballade de Rikers Island n’en reste pas moins très bien écrit, dans un style qui est assez unique. Ceci dit, il me semble que le livre aurait pu être abrégé sans nuire au propos.
Pour ceux qui l’ignoreraient, Rikers Island est une prison aux États-Unis où Dominique Strauss-Kahn (DSK) a fait un séjour immédiatement après une histoire d’agression sexuelle qui aurait impliqué le défendeur et une préposée aux chambres, Nafissatou Diallo, de l’hôtel Sofitel de New York.
Voici quelques citations qui donnent une idée du style littéraire de l’auteur, un style où l’humour, parfois assez noir, est souvent présent. Pour ce qui est des extraits les plus durs en ligne avec le propos immédiat du livre, je me suis gardé une petite gêne dans ma sélection, mais vous pouvez toujours trouver le livre en format poche dans de multiples librairies. Voici cependant quelques extraits (sauf le dernier) qui ne devraient pas trop froisser les âmes sensibles.
« [Dans la cellule] … un petit lavabo où une main ne pourrait pas prendre un bain » p.79
« [Sur la table] … un peigne minuscule bon à coiffer le dernier toupet d’un chauve » p.79
« Elle s’en va. J’ouvre l’ordinateur, j’écris une minuscule histoire de Parisien perdu dans le métro. Dimitri frappe à la porte tandis que le malheureux tombe du quai ». p.168
« Il faisait confiance à l’Amérique, une démocratie où le doute profite toujours à l’accusé à condition de n’avoir pas un profil d’islamiste bon à être torturé à Guantanamo ». p.183
« Après avoir braillé avec les hyènes, nos journalistes vont rentrer dans le rang. Quand ils seront revenus à de meilleurs sentiments, nous les inviterons à déjeuner. On profitera de leur bouche ouverte pour leur enfoncer notre part de vérité à grosses bouchées ». p.262
« Une cohorte de prisonniers tirée au cordeau. Il se trouvait toujours un toxicomane rendu fou par le manque prêt à vous égorger pour canaliser son trop-plein d’énergie ». p.313
Au sujet des journalistes : « Un bloc indifférent aux folliculaires agglutinés tout autour, porcelets charmeurs toujours réclamant confidences, impressions, prêts à leur servir leurs parents débités en amuse-gueule pour une bribe d’interview ». p.318
« Un blanc-bec à qui son costume noir donnait un air de singe habillé a bredouillé une muflerie ». p. 324
« Il ne se sentait aucune affinité avec la population de ce siècle qui acceptait le collier, le harnais, les coups de cravache de la société contre la promesse de pouvoir lécher ses plaies dans le camp de vacances des retraités. La retraite, cette religion, cet opium des besogneux, cet au-delà pour les damnés de la Terre du monde du travail, incapables de réclamer le bonheur du jour ». p.337
« L’avenir est une œuvre d’art, chaque journée une autre toile blanche. La jubilation de ne rien savoir du lendemain. Les petits bonheurs embusqués dans les replis des années en attente dans les coulisses ». p.392
« Elle le sème en traversant un groupe de mormons venus du Wyoming serrés les uns contre les autres par peur du malin qui hante les sous-sols des métropoles fornicatrices ». p.398
« Il s’en irait, pauvre hère trouvant refuge auprès d’une bergère dont il mangerait la soupe, tarauderait les creux, maltraiterait les bosses, attendant la nuit pour courir à l’étable profaner le troupeau afin de se donner le frisson de l’adultère ». p.90
Pour obtenir davantage d’informations sur le dossier Jauffret/Strauss-Kahn, les documents suivants sont utiles :
ISBN : 978-2-02-109759-7 (pour le grand format). Mais je sais que ce format est difficile à obtenir aujourd’hui. Cependant, le format poche est toujours en vente dans les librairies.
Quand on se promène dans le Vieux-Québec et que l’on fait un détour par les remparts dans la haute-ville, en regardant vers le club nautique, il est impossible de manquer l’énorme tour à étages de l’usine qui fût successivement appelée l’Anglo Canadian Pulp and Paper Mills en 1927, puis la Reed Paper en 1975, puis la Daishowa en 1988, la Stadacona en 2001 et depuis 2004 la White Birch.
L’immense panache de fumée qui s’échappe de cette cheminée attire immédiatement le regard, d’autant plus que les grosses usines ne sont pas très nombreuses à Québec. Avec son nouveau roman graphique « Chroniques de jeunesse », Guy Delisle nous invite à visiter l’intérieur du bâtiment au moyen d’un retour dans le passé, alors qu’il y a travaillé pendant quelques étés comme étudiant.
Le livre est encore une fois très réussi. Le style unique et sans fioritures de Guy Delisle nous amène immédiatement dans un autre monde, celui de l’étudiant qui fait des quarts de nuit dans une usine pour gagner un salaire minimum. On y rencontre les journaliers de l’époque, de même que le père de l’auteur qui a travaillé à l’usine comme dessinateur industriel pendant des décennies. L’auteur ne manque pas de souligner l’absence de communication qui existait alors entre un père et son fils, de même que les échanges assez directs qui existaient entre les journaliers et un étudiant qui faisait son possible pour apprendre sans faire trop d’erreurs.
J’aime lire des histoires vécues et j’ai apprécié le ton très humain et humoristique emprunté par Guy Delisle, que ce soit à travers ses textes ou ses illustrations. En 152 pages, le lecteur rencontre une foule de personnages intéressants et ne peut qu’être surpris par le danger qui est toujours présent dans les opérations quotidiennes à l’intérieur d’une usine telle que la White Birch.
Bref, encore une fois, Guy Delisle a relevé le défi de présenter au lecteur un roman graphique qui nous apprend quelque chose tout en nous divertissant, en s’assurant toujours d’ajouter cette touche d’humanité et d’humour qui a fait le succès de l’auteur.
Même si la Seconde Guerre mondiale est terminée et que l’armistice est signé en 1945, quatre Japonais continuent de se cacher sur l’île de Lubang, dans les Philippines, attendant l’ordre officiel de leur supérieur de rendre les armes. Ils ont été oubliés là, dans la jungle, et continuent de survivre du mieux qu’ils le peuvent en évitant les patrouilles parties à leur recherche pour leur dire que la guerre est terminée. Ils continuent d’accumuler des informations sur l’île pour les services de renseignements en espérant être utiles au moment où aura lieu un éventuel débarquement japonais qui chassera les Américains de l’île. Les années passent et il ne restera plus qu’un seul soldat japonais, Hiro Onada, qui rendra finalement les armes en 1974, trente ans plus tard!
Le livre est une leçon de survie en milieu hostile. La discipline et la débrouillardise qui sont requises pour subsister et assurer leur sécurité sont extrêmement impressionnantes. Onada, même s’il s’est enfoncé progressivement dans une réalité alternative, fait preuve d’une ténacité absolument remarquable.
Voici un passage qui montre la réalité de la jungle : « […] Il y a également beaucoup d’abeilles sur l’île. D’immenses essaims volent dans les zones broussailleuses au pied des montagnes. J’en ai vu qui faisaient trente mètres de large et cent de long, volant ici et là avec des changements de direction imprévisibles. Si nous rencontrions l’un de ces essaims, la seule chose à faire était de retourner dans les bois ou bien, si nous n’en avions pas le temps, de nous couvrir la tête avec la toile de notre tente ou nos vêtements et de nous allonger par terre. Si nous faisions le moindre mouvement, elles passeraient à l’attaque. Nous devions respirer le plus doucement possible, jusqu’à ce que l’essaim soit passé. » (p.216)
En 1957, des bombardements dans le voisinage les rassurent que la guerre continue. Mais ce sont des exercices militaires de l’armée de l’air philippine, et non une attaque américaine.
Onada et QAnon
Au fur et à mesure que les années passent, d’innombrables occasions seront offertes aux soldats pour réaliser que la guerre est terminée. Ils auront même éventuellement accès à une radio. Peu importe : tout ce qui sera lu, entendu ou découvert par hasard ne sera, selon eux, que le fruit d’une désinformation provenant de l’ennemi.
À la lecture de cette histoire vécue, il est possible de faire un rapprochement entre le témoignage d’Onada, le guerrier japonais isolé dans sa jungle, et un adepte de QAnon : les deux ne peuvent accepter une défaite et croient en une mission presque divine. Comme le dit si bien Onada lui-même : « À cette époque, Kozuka et moi avions développé tellement d’idées fixes que nous étions incapables de comprendre tout ce qui en différait. Si quelque chose ne correspondait pas à notre vision des choses, nous l’interprétions de façon à lui donner la signification que nous voulions » (p.192).
Lorsqu’une personne est progressivement amenée à croire à une réalité alternative et qu’elle décide de s’y accrocher pour sa santé mentale ou physique, ou les deux, une même conclusion demeure : peu importe les preuves, les discours, les nouvelles réalités qui seront présentées, cette personne continuera à persister dans sa ligne de pensée. Il faudra qu’un événement dramatique se produise dans sa vie pour qu’elle décide peut-être de changer de voie et de revenir à la réalité objective.
Le livre « J’étais le pilote de Hitler » qui relate une histoire vécue a initialement été publié en 1957. L’édition 2020 est présentée et annotée par Claude Quétel, et cela fait toute la différence. Cette fois, le lecteur comprend mieux qui est vraiment Hans Baur, un des fondateurs de la Lufthansa en 1926 et qui fût aussi le pilote de Hitler, mais également un officier nazi SS haut-gradé et un proche du Führer.
Les informations offertes par Hans Baur sont d’un grand intérêt. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire, au début de la carrière de Hans Baur, à un pionnier de l’aviation. À l’époque, les avions ne contiennent pratiquement aucun instrument de navigation aérienne pouvant aider un pilote volant dans des conditions météorologiques difficiles. Les Alpes représentent un défi par beau temps, alors on peut s’imaginer que par mauvais temps et dans un avion peu équipé, le pilotage se complique grandement. Si en plus on ajoute les conditions verglaçantes, des pannes de moteur, des cabines qui ne sont pas chauffées et qui ne sont pas équipées d’appareils fournissant de l’oxygène supplémentaire aux pilotes, il y a alors des vols qui relèvent plus de l’exploit qu’autre chose. Cet aspect du livre est donc très intéressant.
J’ai également apprécié toutes les anecdotes de Hans Baur concernant les exigences de Hitler à son égard. Être pilote pour le Führer n’était pas une mince tâche. Hitler avait de très grandes attentes face à la performance et à la ponctualité de son pilote personnel, et ce dernier a certainement démontré des capacités hors du commun pour satisfaire son supérieur.
Là où il faut être circonspect, c’est que nous avons tout de même affaire à un pilote SS, qui était membre de l’organisation nazie avant qu’Hitler ne prenne le pouvoir. Il faut s’interroger sur ses valeurs personnelles et sur ce qui est omis dans le livre. Les massacres en règle perpétrés lors de l’opération Barbarossa en Russie, ou l’élimination de six millions de Juifs ne sont pas abordés, car le pilote SS soutient qu’il ne s’est jamais occupé de politique. Il transportait les passagers sans se poser de questions, mais il avait choisi le nazisme comme mouvement politique. Quand on est quotidiennement invité à la table d’Hitler et que l’on fait donc partie de son cercle rapproché, il est clair que le nazi que représente Hans Baur s’exprime sur autre chose que le pilotage.
L’expérience vécue dans les prisons russes est décrite comme inhumaine par Hans Baur, qui a dû y séjourner dix ans. Il parle du transport de prisonniers allemands dans des wagons à bestiaux, de très mauvaise nourriture, etc. Mais je n’ai pu m’empêcher de me demander sur quelle planète il vivait pour dénoncer sa condition de prisonnier tout en passant sous silence le traitement réservé par les Allemands aux Russes et à tous les gens qui ont été déportés et massacrés. Les Einsatzgruppen n’étaient pas des enfants de chœur. D’ailleurs, Claude Quétel relève aussi cette remarque de Hans Baur, en ajoutant que « quoique très dures, les conditions de vie et de travail dans les camps soviétiques n’ont rien à voir – comme on le lit parfois – avec celles des camps de concentration allemands » (p.381).
Il y a aussi quelques imprécisions et parfois des faussetés que Claude Quétel n’hésite pas à relever. Il s’agit parfois d’erreurs anodines résultant d’une mémoire défaillante. Par contre, d’autres faits d’importance sont carrément inexacts. Comme dans ce passage où Baur dit que Hitler a décidé d’attaquer la Russie quatre semaines avant le début de la guerre, ce qui est faux. La conquête de l’Est et d’un espace vital est spécifiquement énoncée dans Mein Kampf et on parle d’un livre écrit lorsque Hitler est en prison en 1923 à la suite d’un coup d’État manqué.
Conclusion.
Le livre « J’étais le pilote de Hitler » est un livre très intéressant, un de plus sur l’Allemagne nazie. L’histoire de l’Allemagne est fascinante et complexe, depuis l’époque du Saint-Empire romain jusqu’à aujourd’hui. Mais il semble que ce sera toujours les douze années de la période nazie qui obtiendront le plus de succès en librairie. À tort ou à raison.
Avant de lire ce livre, je n’avais jamais entendu parler de John Muir. Et pourtant! Il a fondé le désormais célèbre Sierra Club et a été le créateur du parc national de Yosemite. C’était un génie, inventeur de machines complexes et, en même temps, un explorateur des milieux naturels comme il ne s’en fait plus aujourd’hui.
C’était un être intéressant à tous les points de vue, doté d’une énergie incroyable et d’une santé de fer. Il a parcouru à pied des milliers de kilomètres dans les forêts encore sauvages des États-Unis. Originaire de l’Écosse, il a quitté ce pays à l’âge de dix ans pour venir s’établir aux États-Unis avec sa famille.
Jeune adulte, c’était un travailleur infatigable qui n’hésitait pas à perdre plusieurs heures de précieux sommeil pour élaborer dans le sous-sol familial des pendules et autres machines faites de bois qui l’ont rendu célèbre.
En 1903, sa réputation de marcheur solitaire dans les forêts de Californie fit en sorte que même le président américain Théodore Roosevelt lui demanda la faveur de passer quelques jours en sa compagnie dans la grande « Sauvagerie » sans être dérangés. Là, ils discutèrent de l’urgente nécessité de protéger l’environnement et de créer des parcs nationaux.
L’auteur Alexis Jenni, écrivain français qui a reçu le prix Goncourt en 2011 pour « L’Art français de la guerre » y va de plusieurs observations personnelles et il se compare, bien humblement je dois le dire, à John Muir, car lui aussi possède cet intérêt profond pour le respect de la nature sans toutefois avoir la résistance extraordinaire de Muir.
À propos de la dette écologique, il écrit : « Le concept de la dette écologique est récent, un peu flou, mais très utile, car il vise à mesurer une variable cachée : il est des développements économiques spectaculaires qui se font par l’exploitation d’une ressource dont le coût n’est pas comptabilisé. On prend en compte le prix de l’exploitation, mais pas celui du manque, celui-ci constituant une dette écologique qui se paiera plus tard. Cela concerne l’eau, les forêts, la faune marine, tout ce que l’on prélève sans compter en estimant que c’est inépuisable ». (p.205)
Henry David Thoreau, dont la réputation n’est plus à faire, est également mentionné dans le livre, mais surtout dans le but de différencier l’intensité de l’expérience face à la nature entre Thoreau et Muir. Alors que Muir vécut pendant des années seul au cœur des forêts les plus sauvages d’Amérique, Thoreau vivait tout près de la ville et était considéré comme un ermite. Comme le dit l’auteur : « On comprend bien que “vie sauvage”, dans les deux cas, n’a vraiment pas le même sens. Muir est un peu enthousiaste, Thoreau un philosophe réfléchi et un peu barbant, l’un gambade dans les bois, parle aux écureuils, grimpe aux arbres les jours d’orage et court sur les glaciers; l’autre médite d’un air grave, enseigne, et accueille ses amis venus de Boston le dimanche recueillir quelques oracles. » (p.214)
C’est un livre très intéressant, facile d’accès, qui parle d’une période révolue où un citoyen pouvait sur un coup de tête décider de marcher droit devant lui sur des centaines de kilomètres à travers des forêts sauvages qui n’étaient pas encore devenues des propriétés privées.
Il faut toutefois noter que le Sierra Club a dû s’excuser en 2020 pour les propos racistes utilisés à l’époque par John Muir.
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Titre : J’aurais pu devenir millionnaire, j’ai choisi d’être vagabond .
Guy Delisle a mis quinze ans à écrire ce roman graphique qui raconte l’histoire de l’enlèvement contre rançon (K&R) en 1997 d’un citoyen français, Christophe André, alors qu’il travaillait pour une ONG médicale dans la région du Caucase.
Fidèle à ses habitudes, cet auteur né à Québec nous offre un récit passionnant et plein d’humanité. Une œuvre qui se penche sur une histoire vécue apporte souvent, lorsqu’elle est bien ficelée, un supplément d’intérêt. C’est ce qui se produit avec le travail de Guy Delisle. S’enfuir est un roman graphique de 428 pages mais il se lit d’un trait!
Comme cela se produit souvent lors d’événements dramatiques, l’être humain se découvre un caractère et des forces insoupçonnées qui lui permettent de faire face à la maltraitance, à la solitude et au stress.
Le rythme et la qualité des dessins et du scénario font en sorte qu’il est facile pour le lecteur de plonger dans l’histoire et de s’imaginer à la place du captif. Est-ce que les décisions prises par l’otage auraient également été prises par le lecteur? Aurait-il utilisé d’autres moyens pour faire face à sa captivité?
Je décourage tout de suite le lecteur de tenter de connaître la conclusion de cette prise d’otage avant d’entreprendre la lecture du bouquin parce qu’alors une partie de la tension inhérente au sujet disparaît. Résistez à la tentation, l’effort en vaut la peine!
Il s’agit d’une nouvelle traduction de l’allemand du livre de Stefan Zweig par la traductrice renommée Françoise Wuilmart. Cette nouvelle traduction était devenue nécessaire pour plusieurs raisons. D’abord, le traducteur initial du nom de Alzir Hella a fait le travail initial il y a près de soixante ans et il n’avait justement pas de formation de traducteur.
Le résultat, bien que correct, ne respectait pas complètement l’écriture de Stefan Zweig. La traductrice signale que lorsqu’il arrive à Zweig d’utiliser quatre adjectifs dans une phrase, Alzir Hella décide de n’en garder qu’un seul. Quand l’auteur est imprécis dans son écriture, M. Hella ajoute une explication. Comme le dit encore Françoise Wuilmart, en s’adressant à Alzir Hella : « […] il vous arrive de confondre l’Égypte et la Perse, ou, plus grave dans un récit de navigation, l’est et l’ouest. Enfin, Zweig clôture souvent un paragraphe ou un chapitre par une considération philosophique ou par un élan lyrique qui se répand sur plusieurs lignes. Vous les évacuez purement et simplement, et j’ai l’impression que vous n’y voyez que d’inutiles fariboles qui ralentissent le flux de la narration. » (p.9)
Selon Françoise Wuilmart, le Zweig de Alzir Hella est « un journaliste viril à la voix autoritaire ». Elle préfère rendre à l’auteur sa grande sensibilité et en profite pour adapter la traduction à notre époque.
Le résultat du travail de Françoise Wuilmart est vraiment superbe. C’est un livre qu’on ne veut pas fermer tant il est intéressant. Zweig donne un véritable cours d’histoire et sait comment conserver notre attention à chaque page. Le lecteur navigue sur les mers avec l’équipage, vit les privations, les angoisses, les magouilles, les erreurs et les succès et, en permanence, la lutte pour la survie : « Quant aux biscuits qui sont, avec les poissons qu’ils attrapent, leur seule pitance, ils se sont transformés depuis belle lurette en une poudre grise et sale où pullulent les vers, de surcroît empestée par les excréments des rats qui, devenus fous eux-mêmes, se ruent sur les quelques misérables miettes éparses […] ». (p.250)
Les considérations philosophiques ajoutées par Zweig ajoutent encore à la profondeur du texte et en font plus qu’un récit de voyage. Je cite en exemple certains des propos de Zweig qui s’appliquent à bien d’autres situations qu’au premier tour du monde effectué par le Portugais Magellan :
« La présence d’esprit et l’énergie d’une figure de second plan décident souvent du cours de l’histoire. » (p.55)
« L’histoire n’a jamais vu une seule grande victoire rassasier un vainqueur. » (p.66)
« Une vérité suprême peut toujours naître de l’erreur la plus grossière dès lors qu’un génie ou le hasard s’en mêlent. Dans le domaine scientifique, des centaines et des milliers d’inventions importantes sont le fruit d’hypothèses erronées. » (p.99)
« Dans la mémoire des grands exploits, le monde préfère toujours se focaliser sur les instants dramatiques ou pittoresques qui synthétisent les hauts faits du héros : César traversant le Rubicon, Napoléon au pont d’Arcole. L’effet pervers en sera que les années préparatoires, la lente gestation spirituelle, la patiente progression de l’organisation d’un fait historique, demeurent dans l’ombre. » (p.125)
« C’est la somme de tous les obstacles surmontés qui donne la mesure véritable, exacte de l’exploit et de l’humain qui l’a accompli. » (p.128)
« On sait d’expérience que le nationalisme est une corde que la main la plus maladroite sait faire vibrer sans trop de peine quand il le faut. » (p.132)
« Il est toujours plus facile d’exciter les masses, et même tout un peuple, que de les apaiser. » (p.133)
« C’est à son comportement dans les moments décisifs que l’on reconnaît le mieux le caractère d’un homme et c’est à l’heure du danger que sa force et ses facultés cachées se manifestent. » (p.173)
« […] Après une victoire totale, les dictateurs ont moins de peine à reconnaître leurs droits à d’autres humains, et après avoir assuré leur pouvoir, il leur est plus facile de leur laisser la parole. » (p.234)
« Le monde ne récompense jamais que le dernier de la série, celui qui a la chance d’achever une œuvre, et oublie tous ceux qui l’ont conçue et permise avec leur esprit et leur sang. » (p.331)
« Magellan a prouvé à tout jamais qu’une idée animée par le génie et résolument portée par la passion s’avère plus forte que tous les éléments réunis, et qu’un seul homme, malgré son passage éphémère sur terre, est toujours capable de transformer en réalité et en vérité impérissable ce qui n’était qu’une utopie pour des centaines de générations. » (p.340)
Je prends la liberté de traduire la version anglaise du texte publié sur mon site web.
Avant 1949, Terre-Neuve s’appelait Dominion of Newfoundland et faisait partie du British Commonwealth. En 1949, Terre-Neuve et Labrador est devenue une province du Canada.
Le premier vol direct sans escale en direction est à traverser l’Atlantique.
Le livre « Our transatlantic flight » raconte le vol historique qui a été accompli en 1919, juste après la Première Guerre mondiale, de Terre-Neuve vers l’Irlande. Il y avait un prix de 10,000 £ offert par Lord Northcliffe en Grande-Bretagne pour quiconque réussirait le premier vol sans escale en direction est à travers l’Atlantique.
Un triomphe pour l’aviation britannique
Sir John Alcock et Sir Arthur Whitten Brown , respectivement pilote et navigateur, ont écrit l’histoire de leur vol historique dans ce livre publié en 1969. Les citations suivantes proviennent des pilotes eux-mêmes : « Pour la première fois dans l’histoire de l’aviation, l’Atlantique a été traversé en ligne directe, lors d’un vol sans escale qui a duré 15 heures 57 minutes. » (p.13) « Le vol fut un triomphe pour l’aviation britannique; le pilote et le navigateur étaient tous les deux Britanniques, l’avion était un Vickers-Vimyet les deux moteurs étaient fabriqués par Rolls-Royce. » (p.13)
Comme pour toutes les grandes réalisations humaines, une très bonne planification de vol et un peu de chance ont été nécessaires pour faire de ce vol un succès. S’il y avait une panne moteur pendant le vol, même si la planification était excellente, il n’y aurait qu’un seul résultat: la descente vers la mer.
Pour se rendre à Terre-Neuve en préparation pour le vol historique, Alcock et Brown montèrent à bord d’un navire en Angleterre, initialement à destination d’Halifax. Ils se dirigèrent ensuite vers Port aux Basques et arrivèrent finalement à St.John’s. Là, ils rejoignent un petit groupe d’aviateurs britanniques arrivés quelques jours auparavant et qui se préparaient également pour la compétition. « Les soirées se déroulèrent principalement à jouer aux cartes avec les autres concurrents à l’hôtel Cochrane, ou à visiter les cinémas voisins. St.John’s elle-même nous accueillit très bien. »(P.60)
Le transport maritime fût utilisé pour transporter le biplan Vickers-Vimy à Terre-Neuve le 4 mai. Il fût ensuite assemblé. « Les journalistes représentant le Daily Mail, le New York Times et le New York World nous apportèrent souvent leur aide lorsque des effectifs supplémentaires étaient nécessaires. »(P.61).
Pendant la construction de l’avion, de plus en plus de visiteurs venaient sur le site. Brown écrit: « Bien que nous n’éprouvions aucun souci tant que la foule se contentait de regarder, nous devions surveiller pour éviter les petits dommages. Tester la fermeté du tissu avec la pointe d’un parapluie était un passe-temps favori des spectateurs […]. »(P.61)
Il fut difficile de trouver un terrain qui pourrait être improvisé en aérodrome: « Terre-Neuve est un endroit hospitalier, mais ses meilleurs amis ne peuvent pas prétendre qu’il est idéal pour l’aviation. L’ensemble de l’île n’a aucun terrain qui pourrait être transformé en un aérodrome de première classe. Le quartier autour de St.John’s est particulièrement difficile. Une partie du pays est boisée, mais pour l’ensemble, il présente une surface onduleuse et sinueuse sur laquelle les avions ne peuvent pas rouler avec un quelconque degré de douceur. Le sol est mou et parsemé de rochers, car seule une couche mince de terre recouvre la couche rocheuse. Un autre handicap est la prévalence de brouillards épais qui avancent vers l’ouest depuis la mer. »(P.59)
Ils ont testé l’avion en vol le 9 juin à Quidi Vidi. Pendant le court vol, l’équipage a pu apercevoir des icebergs près de la côte. Ils ont fait un deuxième essai le 12 juin et ont constaté que l’émetteur causait constamment des problèmes. Mais, au moins, les moteurs semblaient fiables …
Le départ
Les deux hommes quittèrent Terre-Neuve le 14 juin 1919. Afin de combattre l’air froid en vol, ils portaient des vêtements chauffés électriquement. Une batterie située entre deux sièges fournissait l’énergie nécessaire.
Le décollage court fut très difficile en raison du vent et de la surface accidentée de l’aérodrome. Brown écrit : « Plusieurs fois, j’ai retenu mon souffle, de peur que le dessous de l’avion ne heurte un toit ou une cime d’arbre. Je suis convaincu que seul le pilotage intelligent d’Alcock nous a sauvés d’une catastrophe si tôt dans le voyage. »(P. 73)
Il leur a fallu 8 minutes pour atteindre 1000 pieds. À peine une heure après le départ et une fois au-dessus de l’océan, le générateur est tombé en panne et l’équipage a été coupé de tout moyen de communication.
Au fur et à mesure que l’avion consommait de l’essence, le centre de gravité changeait et comme il n’y avait pas de compensation automatique sur la machine, le pilote devait exercer une pression permanente vers l’arrière sur la commande de contrôle.
Voler dans les nuages, le brouillard et la turbulence.
Pendant ce vol dans les nuages et le brouillard, Brown, n’ayant quasiment pas de moyens pour faciliter la navigation, a eu de réels problèmes pour estimer la position de l’avion et limiter les erreurs de vol. Il a dû attendre une altitude plus élevée et que la nuit vienne pour améliorer ses calculs : « J’attendais impatiemment la première vue de la lune, de l’étoile Polaire et d’autres vieux amis de chaque navigateur. »(P.84). Le brouillard et les nuages étaient si épais qu’ils « coupaient parfois de la vue des parties du Vickers-Vimy. »(P.95)
Sans instruments appropriés pour voler dans les nuages, ils comptaient sur un « compte-tours » pour établir la vitesse de montée ou de descente. C’est assez éprouvant. « Une augmentation soudaine des révolutions indiquait que l’avion plongeait; une perte soudaine de régime montrait qu’il grimpait dangereusement. »(P.176)
Mais cela ne suffit pas. Ils durent également faire face à des turbulences qui secouaient l’avion alors qu’ils ne pouvaient rien voir à l’extérieur. Ils devinrent désorientés : « L’indicateur de vitesse fonctionnait mal et de fortes secousses m’empêchaient de tenir notre cap. La machine tanguait d’un côté à l’autre et il était difficile de savoir dans quelle position nous étions vraiment. Une vrille fut le résultat inévitable. D’une altitude de 4 000 pieds, nous avons rapidement tournoyé vers le bas. […]. Mis à part les changements de niveaux indiqués par l’anéroïde, seul le fait que nos corps étaient fermement pressés contre les sièges indiquait que nous tombions. Comment et à quel angle nous tombions, nous ne le savions pas. Alcock essaya de ramener l’avion en vol rectiligne, mais échoua parce que nous avions perdu tout sens de ce qui était horizontal. J’ai cherché dans tous les sens un signe extérieur, et je n’ai vu qu’une nébulosité opaque. »(P.88)
« Ce fut un moment de tension pour nous, et quand enfin nous sommes sortis du brouillard, nous nous sommes retrouvés au-dessus de l’eau à un angle extrêmement dangereux. La huppe blanche des vagues était trop près pour être à l’aise, mais un rapide aperçu de l’horizon m’a permis de reprendre le contrôle de l’engin. »(P.40).
Le dégivrage d’une jauge installée à l’extérieur du cockpit.
La neige et le grésil continuaient de tomber. Ils ne réalisèrent pas à quel point ils avaient eu de la chance de continuer à voler dans un tel temps. De nos jours, il existe de nombreuses façons de déloger la glace d’une aile pendant que l’avion est en vol. Voici ce que Brown dit de leur situation : « […] Les côtés supérieurs de l’avion étaient entièrement recouverts d’une croûte de grésil. La neige fondue s’enfonça dans les charnières des ailerons et les bloqua, de sorte que pendant environ une heure la machine eut à peine un contrôle latéral. Heureusement, le Vickers-Vimy possède une grande stabilité latérale inhérente; et, comme les commandes de gouvernail de direction n’ont jamais été obstruées par le grésil, nous avons été capables de maintenir la bonne direction. »(P.95)
Après douze heures de vol, la vitre d’une jauge située à l’extérieur du cockpit est devenue obscurcie par l’accumulation de neige collante. Brown dû s’en occuper pendant qu’Alcock volait. « La seule façon d’atteindre la jauge était de sortir du cockpit et de m’agenouiller sur le dessus du fuselage, tout en agrippant une traverse pour maintenir mon équilibre. […] Le violent afflux d’air, qui avait tendance à me pousser en arrière, était un autre inconfort. […] Jusqu’à la fin de la tempête, une répétition de cette performance, à des intervalles assez fréquents, a continué d’être nécessaire. »(P.94)
Afin de sauver leur peau, ils ont éventuellement exécuté une descente de 11 000 à 1 000 pieds et dans l’air plus chaud les ailerons ont recommencé à fonctionner. Alors qu’ils continuaient leur descente en dessous de 1000 pieds au-dessus de l’océan, ils étaient toujours entourés de brouillard. Ils ont dû faire du vol à basse altitude extrême : « Alcock laissait l’avion descendre très graduellement, ne sachant pas si le nuage s’étendait jusqu’à la surface de l’océan ni à quel moment le train d’atterrissage de l’engin pourrait soudainement toucher les vagues. Il avait desserré sa ceinture de sécurité et était prêt à abandonner le navire si nous heurtions l’eau […]. »(P.96)
L’arrivée
Au départ, personne en Irlande ne pensait que l’avion était arrivé d’Amérique du Nord. Mais quand ils ont vu des sacs postaux de Terre-Neuve, il y a eu « des acclamations et des poignées de main douloureuses » (p.102)
Ils furent acclamés par la foule en Irlande et en Angleterre et reçurent leur prix de Winston Churchill.
Leur record resta incontesté pendant huit ans jusqu’au vol de Lindbergh en 1927.
Le futur des vols transatlantiques.
Vers la fin du livre, les auteurs risquent une prédiction sur l’avenir du vol transatlantique. Mais l’aviation a fait un tel progrès en très peu de temps que, inévitablement, leurs réflexions sur le sujet sont devenues obsolètes en quelques années. Voici quelques exemples :
« Malgré le fait que les deux premiers vols outre-Atlantique ont été effectués respectivement par un hydravion et un avion, il est évident que l’avenir du vol transatlantique appartient au dirigeable. »(P.121)
« […] Le type d’avion lourd nécessaire pour transporter une charge économique sur de longues distances ne serait pas capable de faire beaucoup plus que 85 à 90 milles à l’heure. La différence entre cette vitesse et la vitesse actuelle du dirigeable de 60 milles à l’heure serait réduite par le fait qu’un avion doit atterrir à des stations intermédiaires pour le ravitaillement en carburant. »(P.123)
« Il n’est pas souhaitable de voler à de grandes hauteurs en raison de la basse température; mais avec des dispositions appropriées pour le chauffage, il n’y a aucune raison pour qu’un vol à 10,000 pieds ne devienne pas commun. »(P.136)
L’ère de l’aviation.
Il y a une courte section dans le livre sur « l’ère de l’aviation ». J’ai choisi deux petits extraits concernant l’Allemagne et le Canada :
À propos des excellents Zeppelins allemands : « Le nouveau type de Zeppelin — le Bodensee — est si efficace qu’aucune condition météorologique, à l’exception d’un fort vent de travers par rapport au hangar, ne l’empêche d’effectuer son vol quotidien de 390 miles entre Friedrichshafen et Staalsen, à treize miles de Berlin. »(P.140)
Sur l’utilisation des avions par le Canada : « Le Canada a trouvé une utilisation très réussie des avions dans la prospection du bois du Labrador. Plusieurs avions sont revenus d’une exploration avec de précieuses photographies et des cartes représentant des centaines de milliers de livres [£] de terres forestières. Des patrouilles aériennes de lutte contre les incendies sont également envoyées au-dessus des forêts. » (p.142) et « Déjà, la Gendarmerie à cheval du nord-ouest du Canada [aujourd’hui la GRC] a capturé des criminels au moyen de patrouilles aériennes. »(P.146)
Conclusion
Le Manchester Guardian déclarait, le 16 juin 1919 : « […] Pour autant qu’on puisse le prévoir, l’avenir du transport aérien au-dessus de l’Atlantique n’est pas pour l’avion. Ce dernier peut être utilisé à de nombreuses reprises pour des exploits personnels. Mais de façon à rendre l’avion suffisamment sûr pour un usage professionnel sur de telles routes maritimes, nous devrions avoir tous les cyclones de l’Atlantique marqués sur la carte et leur progression indiquée d’heure en heure. »(P.169)
Titre : Our transatlantic flight
Auteurs : Sir John Alcock et Sir Arthur Whitten Brown