« Quand on n’a plus rien à perdre, on peut prendre tous les risques… ». Voici la phrase que l’on retrouve à l’endos de la bande dessinée « 13 h 17 dans la vie de Jonathan Lassiter » et qui résume le mieux cette œuvre francophone parue en 2023.
Jonathan Lassiter travaille comme assureur à Keanway, une petite ville reculée du Nebraska. Du jour au lendemain, sa femme le quitte, il perd son emploi, se fait voler son portefeuille. Bref sa vie embrasse soudainement un virage inattendu. Il a deux choix : soit il s’apitoie sur son sort, soit il se transforme. Sa rencontre fortuite avec Edward, homme « distingué, cultivé et cynique » le forcera à se positionner.
C’est d’abord la qualité du graphisme qui m’a accroché. Ce n’est pas une de ces publications dont on se demande si sa conception tient en un mois et qui se veut originale à travers l’absence de détails, et du même coup de travail. Cet album a nécessité un effort très important et cela se voit au premier coup d’œil.
Tout s’y trouve : le choix judicieux des angles, le dessin raffiné et d’une grande maîtrise, le maintien habile de l’atmosphère à travers des couleurs bien dosées et sous-saturées, le scénario très bien ficelé. Cette bande dessinée conserve l’intérêt du lecteur du début à la fin, sans aucun temps mort.
Le personnage principal m’a fait penser au célèbre acteur Vincent Price.
Il était très connu à l’époque pour ses rôles dans des films d’horreur. La grande ressemblance ne m’apparaît pas fortuite. Mais cela n’enlève rien à la vraisemblance de l’histoire, au contraire.
Je traduis les propos de l’auteur au meilleur de ma connaissance, pour ceux qui ont de la difficulté avec la langue anglaise.
Comme l’auteur Herb Boyd l’écrit, « c’est le premier livre à considérer le Détroit noir à partir d’une perspective historique » (p.14). Si vous recherchez une personne de race noire qui a influencé l’histoire de Détroit, elle se trouve dans le livre.
L’auteur couvre l’arrivée des Noirs à Détroit via le « Chemin de fer clandestin», le type de travail qu’ils pouvaient trouver, la musique qu’ils ont créée, le besoin d’avoir leur propre église pour éviter le racisme, le travail chez Ford, l’influence des unions, les conditions pitoyables d’habitation, etc.
Évidemment, il y a plusieurs paragraphes sur le racisme, la répression policière et la violence inutile, les problèmes causés par le KKK et comment plusieurs Noirs ont réagi face à la menace, le Smith Act, la Guerre Civile Américaine et le désir d’en finir avec l’esclavage, la présence de Rosa Parks dans la ville et la visite de Détroit par Nelson Mandela en 1990.
Il n’y a pas seulement des informations sur l’histoire et le développement de Detroit, mais aussi des idées sur le futur de la ville et la façon dont elle devra gérer le fait que tellement de gens choisissent de vivre dans les banlieues au lieu de Détroit elle-même.
Étant donné que le combat pour l’égalité des droits, le racisme, la répression policière et les morts inutiles de tellement de Noirs ont continué d’être un problème aux États-Unis, j’ai choisi quelques citations du livre sur ces sujets.
J’ai choisi un paragraphe sur la visite de Nelson Mandela à Détroit. Quand Nelson Mandela a quitté les États-Unis pour retourner vers l’Afrique du Sud, son avion a dû faire un arrêt à Iqaluit, dans l’Arctique canadien. Je travaillais comme spécialiste en information de vol (FSS) à Iqaluit en 1990, j’ai donc pu les voir, lui et sa conjointe Winnie, en train d’assister à une cérémonie au milieu de la nuit dans dans le terminal de l’aéroport. Vous pouvez lire les histoires vécues à Iqaluit sur mon site web.
Détroit et le Canada
« En 1795, Détroit était sous juridiction britannique et la ville était de facto partie du Haut-Canada » (p.22)
« Le juge Woodward stipula plus tard dans un arrêté que si des noirs américains pouvaient obtenir leur liberté au Canada, ils ne pourraient être retournés en esclavage aux États-Unis. Deux des enfants de Denison […] profitèrent de cet arrêté en se sauvant vers le Canada pour quelques années pour ensuite retourner à Détroit en tant que citoyens libres. Leur cas fît jurisprudence et fût cité dans de nombreux appels pour l’émancipation des esclaves Afro- Américains. » (p.25)
Le Smith Act
« Le Smith Act fût écrit de telle façon que les organisations de travailleurs et l’agitation pour l’égalité des droits soit compris comme sédition et trahison, la même chose que de se battre pour renverser le gouvernement par la force » (p.162)
La répression policière et la brutalité
« […] Vingt-cinq noirs avaient été tués alors qu’ils étaient en garde à vue au poste de police en 1925, huit fois le nombre tué sous supervision policière cette année-là à New York, ville dont la population noire était au moins deux fois plus importante. » (p.112) « Durant la première année d’opération du STRESS (Stop the Robberies and Enjoy Safe Streets – « Arrêtez les vols et profitez de rues sécuritaires ») en tant qu’escadron de la mort / équipe SWAT [vers 1970], les forces policières de la ville avaient le plus haut nombre de civils tués par capita de tous les départements de police américains. Durant ses trois ans et demi d’existence, les policiers du STRESS tirèrent et tuèrent 24 hommes, 22 d’entre eux étant des Afro-Américains. […] Parmi les officiers du STRESS, aucun cas ne semblait autant problématique que celui du chef d’équipe Raymond Peterson. Avant qu’il soit assigné au STRESS, il avait accumulé un nombre record de plaintes. Durant ses deux premières années au sein de l’escouade, il prit part à neuf meurtres et trois fusillades avec blessures par balle. Les balles provenant du révolver de Peterson tuèrent cinq des victimes. Aucune accusation ne fût portée dans aucun chacun des cas. » (p.226-227)
« [Vers 1999] l’embourgeoisement était une chose dont il fallait se soucier, mais la brutalité policière était une menace beaucoup plus immédiate pour les jeunes noirs de Détroit. Ils étaient pleinement conscients qu’il y avait peu de pitié à attendre de la police, pas plus que des conseillers d’école ou des agences de placement, et certainement pas des revendeurs de drogues ». (p.292)
« [Vers 2001] Détroit, selon les reportages de plusieurs journaux locaux, avait le nombre le plus élevé de tirs mortels parmi les grandes cités de la nation ». (p.300)
« À travers la nation durant les décennies précédentes, de 1999 à 2009, la violence par arme à feu avait enlevé la vie à des milliers de jeunes femmes et hommes noirs, et des centaines d’entre eux étaient des victimes non-armées d’une violence policière injustifiée. Peu de ces terribles tragédies furent aussi bouleversantes que le meurtre de Aiyana Jones, une jeune fille de sept ans, par un policier en mai 2010. Il était autour de minuit et Aiyana était endormie sur le divan avec sa grand-mère qui regardait la télévision. Aucune d’entre elles n’eût le temps de réagir au cognement à la porte ni à la grenade assourdissante lancée dans le salon par la police au début du raid.
L’officier Joseph Weekley commença immédiatement à tirer à l’aveugle avec sa mitraillette MP5 à travers la fenêtre dans la fumée et le chaos. Une des balles entra dans la tête de Aiyana et ressorti par le cou. Elle fût tuée instantanément. L’équipe SWAT était venue pour chercher un suspect de meurtre qui vivait au deuxième étage, mais quitta avec seulement un enfant mort. […] » (p.327-328)
Éducation
« Ethelene Crockett , après avoir élévé trois enfants, obtint un diplôme de médecine de l’université Howard en 1942. Elle compléta son internat à l’hôpital Detroit Receiving, et parce que l’hôpital de Détroit n’acceptait pas de femme médecin Afro-Américaine, elle fit sa résidence à New-York. Finalement en 1952, elle fût acceptée à l’hôpital de Détroit, devenant la première femme dans son domaine de obstétrique et gynécologie à pratiquer dans l’état. » (p.163)
Pas de classe moyenne pour les jeunes noirs.
« Avec la route traditionnelle vers le succès dans la classe moyenne bloquée, les jeunes noirs de Détroit recherchèrent d’autres moyens de survie, spécialement à travers l’économie souterraine ». (p.254)
Nelson Mandela à Détroit
« Durant l’été de 1990, Nelson Mandela visita plusieurs villes des États-Unis après avoir passé vingt-sept années en prison. […] Quand Mandela et sa femme Winnie sortirent de l’avion [à Détroit], une des premières personnes qu’ils reconnurent fût Rosa Parks. Nelson Mandela dit que Parks avait été son inspiration durant de longues années alors qu’il était incarcéré à Robben Island et que son histoire avait inspiré les combattants pour la liberté de l’Afrique du Sud. » (p.268)
Le futur de Détroit
« La plupart des habitants de Détroit vivent dans des quartiers où le développement est inégal. Il y a des signes d’amélioration, mais dans l’ensemble les communautés sont aux prises avec le chômage, le crime et des écoles peu performantes. Détroit est une ville avec de grandes étendues de terres inhabitées où l’on trouve 31,000 maisons vacantes et dilapidées. Dans diverses localités de la ville, des organismes communautaires ont travaillé sans relâche pour maintenir leurs régions respectives contre une vague de négligence et de désinvestissement. L’administration municipale actuelle a essayé d’utiliser un assortiment de méthodes pour arrêter le déclin des quartiers, avec un succès modéré. Cette tâche gargantuesque a été aidée par l’aide massive de l’administration Obama, mais la ville a encore des obstacles majeurs à franchir avec une grande population pauvre, non qualifiée et semi-alphabétisée.
Note : Il ne s’agit ici que d’une histoire vécue qui sort de l’ordinaire. Les relations normales entre Blancs et Inuits sont tout à fait pacifiques. D’ailleurs, nous connaissons tous des situations dans les villes du sud où des Blancs ont tiré sur d’autres personnes. L’histoire qui suit traite donc d’une situation isolée.
À Inukjuak en 1982-1983, la disposition des bâtiments est simple. En haut de la côte se situe tout le village, habité en très grande majorité par des Inuits. En bas de la côte, près de la piste d’atterrissage et de la baie d’Hudson se trouvent les quelques bâtiments où œuvrent les employés d’Environnement Canada et de Transports Canada. Il n’y a que des Blancs qui vivent et travaillent sur cette parcelle de territoire.
Un soir d’hiver ` 82 — ` 83, quelqu’un frappe à la porte et entre immédiatement sans attendre qu’on lui réponde. Il s’agit d’un policier auxiliaire, c’est-à-dire un jeune homme non armé qui prête main-forte à l’occasion à l’unique policier du village. Le jeune homme nous annonce que le policier est absent du village et qu’il doit donc se débrouiller seul. Il nous dit : « Barrez vos portes et éteignez les lumières; ne sortez que si cela est essentiel, car il y a un Inuit armé d’une carabine de calibre .303 qui veut tirer des Blancs ».
Dans la maison, c’est évidemment la surprise la plus complète. Il est facile de déduire que le tireur qui cherche des Blancs ira vers la solution la plus facile et s’approchera de nos bâtiments pour prendre quelqu’un pour cible, au hasard. Je vais donc dans le réduit à conserves qui me sert de chambre et prend une valise verrouillée qui dort depuis des mois sur une tablette. J’en sors une Remington 700 BDL Bolt Action et remplis le chargeur. Nous établissons un plan, avec les deux autres personnes présentes dans la maison, pour aller chercher une spécialiste en information de vol (FSS) qui est seule dans un autre bâtiment où se trouve la station d’information de vol. Elle n’est possiblement pas avisée des derniers développements, pas plus qu’elle n’est armée. Un de nous la ramènera à la maison et je complèterai le quart de nuit à sa place.
Nous laissons temporairement une personne dans la maison, avec une carabine pour se protéger en cas de besoin. Cet employé est nouvellement arrivé à Inukjuak. Je me souviens encore de sa réaction au moment où nous nous apprêtions à sortir. Je l’entends encore dire : « Mais quelle place de fous est-ce ici? »
Nous fermons les projecteurs extérieurs et sortons avec nos armes pour nous rendre à la station. Circulant dans la noirceur, accroupis comme en temps de guerre, jusqu’au bâtiment de Transports Canada, nous trouvons l’employée occupée à ses tâches normales, ignorant complètement la présence possible d’un tireur à proximité. Je prends la place de l’employée pour terminer le quart de nuit pendant que celle-ci retourne à la maison accompagnée d’un employé armé.
Une fois seul dans la salle d’opération, je ferme les lumières tout en gardant une petite lampe pour éclairer la console des fréquences radio. Je dépose la carabine à plat sur un comptoir, le verrou de sécurité enlevé pour plus de rapidité d’usage en cas de besoin. La console radio est située face à une grande baie vitrée : cela nous laisse carrément exposés pour quelqu’un qui déciderait de tirer à travers la vitre. Il faut donc essayer de se tenir à l’écart des fenêtres sauf au moment de répondre à des appels radio, et ce jusqu’à ce que nous recevions des nouvelles fraîches quant au tireur.
Le quart de nuit improvisé se termine sans anicroche dans la station d’information de vol, mais j’apprends que plusieurs coups de feu ont été tirés sur un véhicule qui circulait non loin de nos installations. Les projectiles ont transpercé les portes, mais, par chance, elles n’ont pas touché les occupants du véhicule. Dans les heures suivant cet événement, une équipe d’intervention tactique de la Sûreté du Québec se rend à Inukjuak et maîtrise le tireur.
Même si cette histoire s’est déroulée il y a maintenant des décennies, je me souviens encore très bien de l’atmosphère qui régnait cette soirée-là. Quand des civils non entraînés doivent charger des armes à feu dans le but potentiel de s’en servir contre un autre humain, cela ne s’oublie pas.