Une biographie raconte gnralement l’histoire d’une personne qui a marqu son environnement et la socit. Pourquoi alors prendre le temps de rdiger un bouquin sur l’existence d’un individu parfaitement inconnu, qui passe travers la vie comme un fantôme ?
Paul Reichstein, « l’homme en mouvement », est l’nigmatique grand-oncle de l’auteur, le journaliste Patrick Straumann. Ce dernier tente de mieux connaître ce « mouton noir » de la famille en effectuant des recherches approfondies.
Pourquoi « mouton noir » ? C’est que Paul est n dans une famille talentueuse, dont un des frères, Tadeus (surnomm Tadjik) a même obtenu le prix Nobel en collaboration avec deux Amricains pour avoir russi isoler la cortisone. Ses autres frères ont tous dcroch un diplôme qui les a lancs dans la vie. Sauf Paul, qui s’intresse tout, mais se fatigue rapidement d’un sujet ou d’un endroit.
Paul naît Kiev en 1905 et passe sa jeunesse en Suisse, plus prcisment Zurich. On le retrouve un peu partout, mais de façon phmère. En Russie, il assiste au retour des survivants du brise-glace Tcheliouskine. Il travaille dans une usine de tracteurs durant l’ère stalinienne. Il devient instructeur alpiniste et gravit de très hautes montagnes pour la gloire du rgime. (À ce titre, voir galement le volume « Les alpinistes de Staline » sur mon blogue).
Il s’engage galement dans la marine amricaine comme militaire. Il russit se faire expulser deux fois de la Suisse, fait un passage en prison, sillonne l’ocan Pacifique en trimant pour la marine marchande, vend des terrains et des cabanes Anchorage en Alaska et travaille plusieurs mois dans une mine au Chili, avant de faire un dtour par l’Australie.
Il est hospitalis de nombreux endroits comme Rochester, Oakland, Yokohama suite des accidents. On le suit aussi San Francisco, Baltimore, Palm Springs, sur les bords de la Volga, Pusan, Soul, en Chine et aux Philippines.
Il meurt en 1995 et, ayant survcu tous ses frères, il n’y a plus qu’une dizaine de personnes son enterrement qui ne savent trop quoi dire sur cet insaisissable « homme en mouvement ».
En 140 pages, l’auteur russit brosser un portrait gnreux et sans jugement de ce grand-oncle. Les ennuis et errements de Paul rendent cet homme très attachant.
Cliquez sur le lien pour d’autres biographies sur mon blogue.
Guy Delisle a mis quinze ans crire ce roman graphique qui raconte l’histoire de l’enlèvement contre rançon (K&R) en 1997 d’un citoyen français, Christophe Andr, alors qu’il travaillait pour une ONG mdicale dans la rgion du Caucase.
Fidèle ses habitudes, cet auteur n Qubec nous offre un rcit passionnant et plein d’humanit. Une œuvre qui se penche sur une histoire vcue apporte souvent, lorsqu’elle est bien ficele, un supplment d’intrêt. C’est ce qui se produit avec le travail de Guy Delisle. S’enfuir est un roman graphique de 428 pages mais il se lit d’un trait!
Comme cela se produit souvent lors d’vnements dramatiques, l’être humain se dcouvre un caractère et des forces insoupçonnes qui lui permettent de faire face la maltraitance, la solitude et au stress.
Le rythme et la qualit des dessins et du scnario font en sorte qu’il est facile pour le lecteur de plonger dans l’histoire et de s’imaginer la place du captif. Est-ce que les dcisions prises par l’otage auraient galement t prises par le lecteur? Aurait-il utilis d’autres moyens pour faire face sa captivit?
Je dcourage tout de suite le lecteur de tenter de connaître la conclusion de cette prise d’otage avant d’entreprendre la lecture du bouquin parce qu’alors une partie de la tension inhrente au sujet disparaît. Rsistez la tentation, l’effort en vaut la peine!
Il y en a pour tous les goûts dans le Microfictions de 2007. Les nouvelles ne sont pas exactement pour les âmes sensibles et les lecteurs qui perçoivent tout au premier degr. Quand Rgis Jauffret traite du comportement humain, il tire dans toutes les directions : souffrances de la vie, relations humaines, manque d’empathie, problèmes sexuels, vie de la famille, obsit, suicide, mdiocrit intellectuelle, avortement, solitude et vieillissement, stress, stupidit, maladies mentales, socit et politique, bourgeoisie, entrepreneuriat. Le sociopathe, le bourgeois, le fraudeur et bien d’autres vivent leur heure de gloire dans le bouquin.
Plusieurs nouvelles amusent le lecteur par les tournures de phrases et l’humour noir utiliss. D’autres surprennent par l’intensit des propos et une pause peut être ncessaire avant de continuer la lecture. Il y a des nouvelles qui frappent comme un marteau. Si vous êtes habitus la censure et la mesure dans tout ce que vous lisez, vous serez certainement secou par Microfictions!
Comme l’aurait peut-être dit Rgis Jauffret : « Si vous trouvez les nouvelles trop noires, arrêtez-vous avant d’avoir envie de vous dfenestrer! »
Voici quelques citations pour vous mettre l’eau la bouche :
« Les terroristes ne plaignent pas leurs victimes avec la sensiblerie d’une amie des bêtes qui vient d’craser une poule » (p.49).
« Personne dans l’arogare, part une femme endormie sur un chariot qui semblait être une grande bourgeoise tombe de haut » (p.163).
« Je me suis tout de suite senti l’aise dans cet endroit prestigieux où l’intelligence faisait bon mnage avec la rpression » (p.393).
« L’un d’entre eux s’est tu l’t dernier dans un accident de la route. Je n’ai pas regrett d’être toujours en vie pour pouvoir profiter d’une nouvelle aussi rjouissante » (p.462).
« Avec ma mère, nous nous passerions très bien de l’humanit. Elle me nourrirait des lgumes du potager, et afin de nous divertir tous les deux je la poursuivrais dans la campagne avec une pioche » (p.622).
« Le mois prochain, j’accueillerai mes quarante ans comme une tante loigne qui on offre une tasse de th avant de la foutre dehors » (p.647).
« Nous serions honnêtes si nous en avions les moyens. Au lieu de voler, nous frauderions comme les riches qui font magouiller leur feuille d’impôt par un avocat » (p. 671).
« […] et je me demande de temps en temps si je ne ferais pas mieux de devenir dans une autre vie un de ces fils papa qui passent l’t sur un yacht et le reste de l’anne dans un pensionnat suisse où les profs les servent avec l’obsquiosit des esclaves qui craignent d’être vendus des terroristes pour leur servir d’otages » (p.697).
« Elle s’est mise pleurer petites gouttes, on aurait dit une bruine de larmes » (p.826).
« Je lui ai donn une petite tape dans le dos, et je suis parti en claquant bruyamment des dents pour ne pas l’entendre sangloter » (p.842).
« Une grande dmocratie ne peut s’empêcher d’inspirer la terreur ses citoyens, et chaque lection nous prouve quel point ils rclament davantage de svrit, de rpression, et d’arbitraire s’il le faut, pour qu’ils puissent continuer vivre dans un pays pacifique où l’ordre règne comme dans une maison bien tenue » (p.939)
« Personne ne m’avait jamais sodomis. Il est vrai que je perds un peu la mmoire, mais il me semble que je m’en souviendrais » (p.981)
Ce roman Microfictions 2018 de Rgis Jauffret rassemble des centaines de nouvelles faisant toutes environ une page et demie, pour un total de 1024 pages.
Microfictions 2018 a gagn le Goncourt 2018 de la nouvelle.
J’ai achet le livre sur recommandation de la revue « Le Libraire ». Je ne m’attendais cependant pas trouver des nouvelles de ce genre. J’ai persist dans la lecture pour dcouvrir progressivement un auteur hors-normes. Les tournures de phrases, la capacit de synthèse et le vocabulaire mritent vraiment une lecture attentive. Les propos peuvent cependant être drangeants pour certaines personnes.
Les nouvelles sont souvent percutantes et portent entre autres sur : la dtresse, le suicide, la violence conjugale, la maltraitance, les problèmes sexuels, le harcèlement, le vieillissement, la maladie mentale, les carts de richesse, la folie, l’exclusion sociale, etc.
Rgis Jauffret a choisi d’y inclure une bonne dose d’humour noir, et même très noir parfois, pour quilibrer le propos et parfois passer un message.
J’ai choisi quelques citations, travers les 1000 pages de
texte, pour donner une ide du style de l’auteur :
« La
rceptionniste m’a tendu la cl avec tellement de haine dans le regard qu’il me
semblait la voir suinter au coin des yeux ». P.53
« Je n’en pouvais dj plus de cette soire dont nous
tions en train de grimper les premiers kilomètres ». p.58
« À notre poque flaccide, un cadeau doit rveiller son
bnficiaire comme une racle ». P.75
« Je n’aimais pas assez les enfants pour rater mon
existence cause d’eux ». P.101
« Ma mère n’est pas morte, mais elle a le regard vague
depuis son attaque et chaque fois que je la vois je ne peux m’empêcher de
fixer longuement ses mollets en me demandant lequel de ses pieds a dj disparu
dans la tombe ». P.133
« Il m’est arriv de me demander si je me jetterais un
jour corps perdu dans l’existence ». P.180
« Fonder une famille reviendrait jeter mes gamètes
dans un utrus comme une paire de ds dans un cornet. Je prfère thsauriser
plutôt que de risquer un mauvais placement ». P.180
« […] des militaires traînant des pieds pour mener une
guerre mtaphysique contre l’arme d’anges dchus que Lucifer jette sur les
vierges afin de capturer leurs hymens dont il nourrit ses enfants qui rissolent
de jour comme de nuit sur leur lit chauff blanc dans la maison flambante où
il vit en bourgeois dans la haine du Christ ». P.185
« Nous l’avions envoy en colonie de vacances. Par
prudence nous avions choisi un organisme laïc. Il n’en avait pas moins t
abus par un moniteur et il nous tait revenu libidineux comme une chatte en
chaleur, se dandinant, se frottant aux meubles, s’enroulant autour des jambes
des invits en minaudant ». P.197
« Les filles ont accept d’appeler maman la mère de substitution dont je me suis amourach pour tirer
avec moi la charrette du quotidien ». P.208
« À huit ans il sait dj compter jusqu’ l’infini. Je
dois l’obliger reprendre son souffle sinon il s’touffera en essayant
d’atteindre en apne le dernier des nombres ». P.213
« Non, je ne critique pas nos enfants. Ils sont polis,
polyglottes, ouverts aux nouvelles technologies. Nous les avons si bien levs
qu’ils sont ennuyeux comme des caniches de concours ». P.238
« Il ne me pardonnera jamais de l’avoir surpris emboît
dans un jeune homme ». P.253
« La transplantation sera ralise par un robot assez intelligent
pour se contenter d’un dficient mental en fait de chef de service ». P.283
« Il a su autrefois lire et crire son nom, mais par
paresse il prfère prsent laisser son empreinte ADN en crachant sur les
documents administratifs plutôt que de les signer ». P.345
« J’ai plus honte de toi encore que de mes hmorroïdes.
Du reste avec ton mari et tes gosses vous leur ressemblez comme deux gouttes
d’eau. La diffrence c’est que vous n’êtes pas oprables et qu’on ne peut pas
davantage adopter un trou-du-cul que l’abandonner au bord d’une autoroute comme
un chien dont on ne veut pas s’encombrer pendant les vacances. Je regretterai
toujours de ne pas t’avoir porte dès ta naissance aux enfants trouvs. Tu
aurais fait le malheur d’une autre pendant que j’aurais lev Laurent avec
autant de fiert que Marie a torch Jsus. » p.364
« Elle est rapparue scintillante de haine » p.439
« Le ciel rose pommel de nuages ressemblait une
photo de maladie de peau. » p.451
« Nos filles sont maintenant adultes, intelligentes,
resplendissantes, exasprantes de perfection ». p. 453
« Elle avait des parents catholiques aux yeux noirs et
durs comme les clous de la croix du Christ ». P.455
« Même si vous avez tous les deux plus de quatre-vingts
ans, ce n’est pas une raison pour refuser d’voluer ». p.471
« Un garçon aussi terne que notre Carole avec son intelligence basique sans aucun accessoire ni enjoliveur ni option d’aucune sorte. Ils auraient form un couple insipide qui aurait mis au monde des êtres appartenant comme eux la grosse cavalerie de l’humanit. » P.482
« Celui qui survivra l’autre dcdera en essayant
d’attraper la main tiède de l’infirmière affame qui se drobera pour aller
terminer sa barquette de hachis Parmentier la cantine » p.487
« […] cet endroit où j’ai effectu mon enfance avec autant de joie qu’une peine de prison. » p.515
« Quand vous êtes n dans un sale tat, si vous voulez jouer les Romo vous avez intrêt être un gnie du piano ou un cerveau assez hypertrophi pour dcouvrir chaque matin un nouveau cousin au boson de Higgs ». P.524
« Son corps dcapit tait rest devant le comptoir des
hors-d’œuvre ». p.560
« Elle se ressemblait, même si son visage froiss
aurait mrit un coup de fer. » p.576
« La terre est
un lieu de passage, une rue, un boulevard, une place publique dont on a depuis
longtemps arrach les bancs et lubrifi le bitume afin d’assurer aux humains
une meilleure glisse vers le crmatorium ». P.591
« Je portais un appareil d’orthodontie pos l’œil par
une organisation de dentistes chrtiens qui donnait mon sourire des airs de
clôture lectrifie ». P.609
« La solitude fait un bruit de frigo qui se dclenche rgulièrement toutes les vingt minutes […] » P.655
« N de parents
communistes assez cruels pour aller chaque anne en pèlerinage sur les lieux
des anciens goulags, assez cons pour se suicider en 2007 le jour anniversaire
de la mort de Staline […] » P.671
« Je suis entre dans la police par goût de la rpression » P.683
« Ta voix tait indcrottable. Un larynx aussi encombr qu’un intestin grêle dont aucun phoniatre ne viendrait jamais bout. Nous qui esprions faire de toi un artiste lyrique pour dissimuler ta mdiocrit intellectuelle derrière les contre-ut et les trilles ». P.715
« À dix-sept ans notre aîn a rvolutionn le monde des
mathmatiques en inventant un onzième chiffre […] » p.722
« Je vais
entamer bientôt des pourparlers avec mon dcès. Il a beau faire preuve de la
plus grande discrtion, comme tout le monde il est avide d’exister. » P.832
« Encore sa manie vgtarienne de servir de la laitue
fatigue mêle de tomates molles, d’œufs durs au goût de vomi avec une
guirlande lumineuse qui clignote au fond du plat pour donner un air de fête
ce fatras ». P.840
« J’ai suivi l’enterrement de mon père la fosse
commune avec les gens du village sous l’objectif d’une chaîne de tlvision
locale l’quipe nonchalante qui semblait accompagner le cortège par
dsœuvrement. » P.850
« La gomtrie ne peut pas servir continuellement
d’excuse un enseignant pour humilier un être humain ». p.893
« On peut avoir une opinion diffrente sans organiser une fatwacontre les lèves qui comme moi se rebellent contre sa conception fondamentaliste des maths ». P.893
« Elle a intgr dès la semaine suivante un pensionnat clos de murs dans le Vercors pour mditer sur les vertus de l’abngation dont ont fait preuve son arrière-grand-père et bien d’autres antismites chrtiens au nom de la haine du Boche en s’engageant dans la rsistance au mpris de leurs convictions raciales ». P. 901
« Les habitants d’un endroit pareil ne valent pas plus
cher que son climat. Dans le coin aucune famille sans son meurtrier, son
voleur, son auteur de crime sexuel dont chaque rveillon un pervers oncle
saoul raconte avec envie la carrière » p.959
« Elle allait rater sa licence, un diplôme certes
mdiocre, mais qui lui manquerait le jour où elle serait en panne de papier de
toilette ». P.965
« Quand je suis enfin couch je me dis que j’aurais mieux fait de naître sous forme de foule pour n’être pas seul supporter ma vie navrante ». P976
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