Durant la période turbulente que les États-Unis traversent actuellement, il est bon de se rappeler de la Troisième Loi fondamentale de la stupidité humaine définie par Carlo M. Cipolla: « Est stupide celui qui entraîne une perte pour un autre individu ou pour un groupe d’autres individus, tout en n’en tirant lui-même aucun bénéfice et en s’infligeant éventuellement des pertes ». Les pertes peuvent être de tous genres, comme par exemple une diminution rapide de son réseau de support, une plus grande difficulté à avoir accès à des ressources financières, une perte de crédibilité ou même des poursuites civiles éventuelles face à des actes inappropriés.
Toujours selon M. Cipolla, « le potentiel dévastateur des gens stupides dépend de deux facteurs principaux. Premièrement, le facteur génétique […] et deuxièmement la position de pouvoir et d’éminence qu’il occupe dans la société. » « […] Les créatures essentiellement stupides sont dangereuses et redoutables parce que les individus raisonnables ont du mal à imaginer et à comprendre les comportements déraisonnables. »
Ce roman Microfictions 2018 de Régis Jauffret rassemble des centaines de nouvelles faisant toutes environ une page et demie, pour un total de 1024 pages.
Microfictions 2018 a gagné le Goncourt 2018 de la nouvelle.
J’ai acheté le livre sur recommandation de la revue « Le Libraire ». Je ne m’attendais cependant pas à trouver des nouvelles de ce genre. J’ai persisté dans la lecture pour découvrir progressivement un auteur hors-normes. Les tournures de phrases, la capacité de synthèse et le vocabulaire méritent vraiment une lecture attentive. Les propos peuvent cependant être dérangeants pour certaines personnes.
Les nouvelles sont souvent percutantes et portent entre autres sur : la détresse, le suicide, la violence conjugale, la maltraitance, les problèmes sexuels, le harcèlement, le vieillissement, la maladie mentale, les écarts de richesse, la folie, l’exclusion sociale, etc.
Régis Jauffret a choisi d’y inclure une bonne dose d’humour noir, et même très noir parfois, pour équilibrer le propos et parfois passer un message.
J’ai choisi quelques citations, à travers les 1000 pages de
texte, pour donner une idée du style de l’auteur :
« La
réceptionniste m’a tendu la clé avec tellement de haine dans le regard qu’il me
semblait la voir suinter au coin des yeux ». P.53
« Je n’en pouvais déjà plus de cette soirée dont nous
étions en train de grimper les premiers kilomètres ». p.58
« À notre époque flaccide, un cadeau doit réveiller son
bénéficiaire comme une raclée ». P.75
« Je n’aimais pas assez les enfants pour rater mon
existence à cause d’eux ». P.101
« Ma mère n’est pas morte, mais elle a le regard vague
depuis son attaque et à chaque fois que je la vois je ne peux m’empêcher de
fixer longuement ses mollets en me demandant lequel de ses pieds a déjà disparu
dans la tombe ». P.133
« Il m’est arrivé de me demander si je me jetterais un
jour à corps perdu dans l’existence ». P.180
« Fonder une famille reviendrait à jeter mes gamètes
dans un utérus comme une paire de dés dans un cornet. Je préfère thésauriser
plutôt que de risquer un mauvais placement ». P.180
« […] des militaires traînant des pieds pour mener une
guerre métaphysique contre l’armée d’anges déchus que Lucifer jette sur les
vierges afin de capturer leurs hymens dont il nourrit ses enfants qui rissolent
de jour comme de nuit sur leur lit chauffé à blanc dans la maison flambante où
il vit en bourgeois dans la haine du Christ ». P.185
« Nous l’avions envoyé en colonie de vacances. Par
prudence nous avions choisi un organisme laïc. Il n’en avait pas moins été
abusé par un moniteur et il nous était revenu libidineux comme une chatte en
chaleur, se dandinant, se frottant aux meubles, s’enroulant autour des jambes
des invités en minaudant ». P.197
« Les filles ont accepté d’appeler maman la mère de substitution dont je me suis amouraché pour tirer
avec moi la charrette du quotidien ». P.208
« À huit ans il sait déjà compter jusqu’à l’infini. Je
dois l’obliger à reprendre son souffle sinon il s’étouffera en essayant
d’atteindre en apnée le dernier des nombres ». P.213
« Non, je ne critique pas nos enfants. Ils sont polis,
polyglottes, ouverts aux nouvelles technologies. Nous les avons si bien élevés
qu’ils sont ennuyeux comme des caniches de concours ». P.238
« Il ne me pardonnera jamais de l’avoir surpris emboîté
dans un jeune homme ». P.253
« La transplantation sera réalisée par un robot assez intelligent
pour se contenter d’un déficient mental en fait de chef de service ». P.283
« Il a su autrefois lire et écrire son nom, mais par
paresse il préfère à présent laisser son empreinte ADN en crachant sur les
documents administratifs plutôt que de les signer ». P.345
« J’ai plus honte de toi encore que de mes hémorroïdes.
Du reste avec ton mari et tes gosses vous leur ressemblez comme deux gouttes
d’eau. La différence c’est que vous n’êtes pas opérables et qu’on ne peut pas
davantage adopter un trou-du-cul que l’abandonner au bord d’une autoroute comme
un chien dont on ne veut pas s’encombrer pendant les vacances. Je regretterai
toujours de ne pas t’avoir portée dès ta naissance aux enfants trouvés. Tu
aurais fait le malheur d’une autre pendant que j’aurais élevé Laurent avec
autant de fierté que Marie a torché Jésus. » p.364
« Elle est réapparue scintillante de haine » p.439
« Le ciel rose pommelé de nuages ressemblait à une
photo de maladie de peau. » p.451
« Nos filles sont maintenant adultes, intelligentes,
resplendissantes, exaspérantes de perfection ». p. 453
« Elle avait des parents catholiques aux yeux noirs et
durs comme les clous de la croix du Christ ». P.455
« Même si vous avez tous les deux plus de quatre-vingts
ans, ce n’est pas une raison pour refuser d’évoluer ». p.471
« Un garçon aussi terne que notre Carole avec son intelligence basique sans aucun accessoire ni enjoliveur ni option d’aucune sorte. Ils auraient formé un couple insipide qui aurait mis au monde des êtres appartenant comme eux à la grosse cavalerie de l’humanité. » P.482
« Celui qui survivra à l’autre décédera en essayant
d’attraper la main tiède de l’infirmière affamée qui se dérobera pour aller
terminer sa barquette de hachis Parmentier à la cantine » p.487
« […] cet endroit où j’ai effectué mon enfance avec autant de joie qu’une peine de prison. » p.515
« Quand vous êtes né dans un sale état, si vous voulez jouer les Roméo vous avez intérêt à être un génie du piano ou un cerveau assez hypertrophié pour découvrir chaque matin un nouveau cousin au boson de Higgs ». P.524
« Son corps décapité était resté devant le comptoir des
hors-d’œuvre ». p.560
« Elle se ressemblait, même si son visage froissé
aurait mérité un coup de fer. » p.576
« La terre est
un lieu de passage, une rue, un boulevard, une place publique dont on a depuis
longtemps arraché les bancs et lubrifié le bitume afin d’assurer aux humains
une meilleure glisse vers le crématorium ». P.591
« Je portais un appareil d’orthodontie posé à l’œil par
une organisation de dentistes chrétiens qui donnait à mon sourire des airs de
clôture électrifiée ». P.609
« La solitude fait un bruit de frigo qui se déclenche régulièrement toutes les vingt minutes […] » P.655
« Né de parents
communistes assez cruels pour aller chaque année en pèlerinage sur les lieux
des anciens goulags, assez cons pour se suicider en 2007 le jour anniversaire
de la mort de Staline […] » P.671
« Je suis entrée dans la police par goût de la répression » P.683
« Ta voix était indécrottable. Un larynx aussi encombré qu’un intestin grêle dont aucun phoniatre ne viendrait jamais à bout. Nous qui espérions faire de toi un artiste lyrique pour dissimuler ta médiocrité intellectuelle derrière les contre-ut et les trilles ». P.715
« À dix-sept ans notre aîné a révolutionné le monde des
mathématiques en inventant un onzième chiffre […] » p.722
« Je vais
entamer bientôt des pourparlers avec mon décès. Il a beau faire preuve de la
plus grande discrétion, comme tout le monde il est avide d’exister. » P.832
« Encore sa manie végétarienne de servir de la laitue
fatiguée mêlée de tomates molles, d’œufs durs au goût de vomi avec une
guirlande lumineuse qui clignote au fond du plat pour donner un air de fête à
ce fatras ». P.840
« J’ai suivi l’enterrement de mon père à la fosse
commune avec les gens du village sous l’objectif d’une chaîne de télévision
locale à l’équipe nonchalante qui semblait accompagner le cortège par
désœuvrement. » P.850
« La géométrie ne peut pas servir continuellement
d’excuse à un enseignant pour humilier un être humain ». p.893
« On peut avoir une opinion différente sans organiser une fatwacontre les élèves qui comme moi se rebellent contre sa conception fondamentaliste des maths ». P.893
« Elle a intégré dès la semaine suivante un pensionnat clos de murs dans le Vercors pour méditer sur les vertus de l’abnégation dont ont fait preuve son arrière-grand-père et bien d’autres antisémites chrétiens au nom de la haine du Boche en s’engageant dans la résistance au mépris de leurs convictions raciales ». P. 901
« Les habitants d’un endroit pareil ne valent pas plus
cher que son climat. Dans le coin aucune famille sans son meurtrier, son
voleur, son auteur de crime sexuel dont à chaque réveillon un pervers oncle
saoul raconte avec envie la carrière » p.959
« Elle allait rater sa licence, un diplôme certes
médiocre, mais qui lui manquerait le jour où elle serait en panne de papier de
toilette ». P.965
« Quand je suis enfin couché je me dis que j’aurais mieux fait de naître sous forme de foule pour n’être pas seul à supporter ma vie navrante ». P976
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En voyant le titre, on s’imagine face à un livre cynique ou bien humoristique. Anticipant cette réaction du lecteur, l’auteur annonce rapidement ses couleurs : « Ces pages sont en fait le résultat d’un effort constructif visant à détecter, à connaître et peut-être neutraliser l’une des plus puissantes forces obscures qui entravent le bien-être et le bonheur de l’humanité ».
Écrit par Carlo M. Cipolla et originalement publié en anglais en 1976, ce petit livre est devenu un best-seller international en 1988 lorsque publié en italien, sa langue d’origine, et intégré au volume Allegro ma non troppo.
Le livre contient cinq lois fondamentales de la stupidité humaine. Chacune d’elles est énoncée et expliquée. De façon à pousser l’analyse un peu plus loin, l’auteur présente le graphique dont il se sert pour qualifier les actions d’une personne. Il est évident que tous ne pourront être d’accord avec un auteur dont les propos soulèvent un questionnement quant à l’égalité entre tous les hommes. La même chose se produit lorsque l’on parle de religion ou de politique. Ce sont des sujets délicats.
Répartition de la stupidité
Je ne citerai que la première loi, pour donner le ton du livre : « Chacun sous-estime toujours inévitablement le nombre d’individus stupides existant dans le monde ».
Tous les hommes ne sont pas égaux : certains sont stupides et d’autres non. La culture, la race, la classe sociale, l’éducation, la richesse où l’endroit où l’on vit n’a rien à voir avec l’affaire. C’est le hasard, la nature qui décide. La stupidité est également partagée entre hommes et femmes et uniformément répartie, selon une proportion constante.
Les quatre grandes catégories
L’auteur divise l’humanité en quatre grandes catégories : les crétins, les gens intelligents, les bandits et les êtres stupides. Suite à ses observations sur le terrain, il considère que la catégorie la plus dangereuse est celle des stupides. Ces derniers font preuve d’une grande cohérence à occasionner des pertes aux autres tout en tirant eux-mêmes aucun gain de leurs actions. En fait, la plupart du temps, ils subissent des pertes.
Impact sur la société
Le degré de dangerosité de la personne stupide est fonction de la combinaison génétique (la dose de stupidité reçue à la naissance!) et du pouvoir qu’il occupe dans la société : « Les gens stupides causent des pertes aux autres, sans gain personnel en contrepartie. La société dans son ensemble en est donc appauvrie ». Plus cette personne occupe un rang élevé dans la société et plus le dommage causé est important.
Dans un désir de protéger le lecteur contre l’idée de s’associer à une personne stupide, l’auteur écrit : « On espère toujours manipuler l’être stupide, et d’ailleurs on y parvient, jusqu’à un certain point. Mais en raison du côté erratique de leur comportement, on ne peut prévoir toutes les actions et réactions des gens stupides et on se retrouve très vite pulvérisé par les décisions imprévisibles de l’associé stupide ».
Composition de la population d’un pays sur la pente descendante
La microanalyse finale tente de présenter la composition des individus d’un pays qui est sur une pente descendante. L’auteur estime que la proportion d’êtres stupides y est toujours égale à la proportion que l’on retrouve dans les pays qui sont sur une pente ascendante. La différence se trouverait plutôt dans l’accroissement du nombre de personnes se retrouvant dans 1) la catégorie des bandits à tendance stupide (ceux qui obtiennent un gain mineur tout en infligeant des pertes majeures aux autres) et 2) un accroissement similaire au niveau du nombre de crétins composant ce pays (ceux qui s’occasionnent constamment des pertes en générant des gains pour les autres).
Un avantage de bien lire et comprendre le livre
Ce livre est susceptible de vous réconcilier avec le passé en vous permettant d’apposer un qualificatif final aux agissements d’un ou de plusieurs individus qui pourraient vous avoir causé des tords sans, selon vous, en tirer aucun gain et même, à la limite, en se causant eux-mêmes des problèmes importants.
Bonus
Quatre grilles vierges sont fournies à la fin du livre pour permettre au lecteur de tenter de qualifier les actions de personnes de son choix.